« Le magasin du Bon Dieu » n’est pas qu’une réserve de médicaments, il nous offre de nombreux délices, que la révolution chimique du XIXe siècle a complété, et parfois supplanté. Aux parfums, colorants et arômes alimentaires, s’ajoute l’histoire, qui se perd dans la nuit des temps, des colorants naturels destinés à séduire ou à afficher sa puissance.

Le vêtement a toujours témoigné du rang social de ceux qui le porte, au point que le pourpre a été réservé aux personnages royaux jusqu’à la fin de l’Empire byzantin, et le jaune à l’Empereur de Chine jusqu’à récemment. La beauté et la fraîcheur de certains tapis, tentures et vêtements anciens de tous les continents et de toutes époques a de quoi étonner, d’autant que nombre de ces teintures sont issues d’extraits incolores, que seuls des traitements chimiques, souvent élaborés, transforment en couleurs éclatantes… et bon teint !

Le pastel, extrait de Isatis tinctoria L., famille des Crucifères, est à l’origine des bleus que l’on trouve sur des tissus de lin et de laine de l’Age de Bronze trouvés dans les mines de sel gemme de Dürnberg, près de Salzbourg. L’indigo, extrait de Indigofera sp., une légumineuse, est retrouvé sur des tissus de coton, datant de 4 500 à 4 000 ans (site de Mohenjo-Daro, vallée de l’Indus).

Il existe des milliers de plantes tinctoriales, qu’on allait chercher jusqu’au bout du monde (comme la racine de garance trouvée dans la tombe d’une reine norvégienne du VIIe siècle), le Brésil a été nommé ainsi à cause du bois tinctorial Brazil, de la famille du brésil, importé d’Inde par les Arabes dès le Moyen-Age.

Mais que se passe-t-il dans un bain de teinture ?

Lorsque la fibre textile (protéique dans la laine et la soie, cellulosique pour le coton) est plongée dans le bain, elle gonfle, entraînant une augmentation de la taille des pores : dans la laine, elle passe de 0,6 à 4,1 nm environ permettant par diffusion la pénétration du colorant ; plus elle est lente et progressive, plus la répartition de la couleur sera homogène et sa solidité au lavage importante. Les colorants « à cuve », pourpre et indigo qui sont incolores, pénètrent la fibre et c’est l’oxydation par l’air qui entraîne la précipitation de la forme insoluble colorée, au sein et à la surface de la fibre.

Les fibres animales, laine et soie, sont amphotères. Leur caractère acide permet de fixer directement les colorants basiques comme la berbérine de l’épine-vinette (les colorants acides comme la curcumine du curcuma ou la bixine du rocou possèdent tous des sites basiques, actifs). Les colorants à mordants, c’est le cas de presque toutes les teintures végétales et des insectes à teintures rouges, sont des composés phénoliques dont le groupe hydroxyle est trop faiblement acide pour se fixer directement sur les sites basiques de la fibre. Au cours du mordançage, les sels métalliques (alun, etc.) ajoutés sont hydrolysés, les anions se fixent sur la fibre et formeront ensuite un complexe, stable, avec le colorant. Pour ralentir l’hydrolyse et assurer une teinture homogène, des acides organiques (citrique, oxalique, acétique..) sont ajoutés comme adjuvants au bain de mordançage. Pour les fibres végétales, assez inertes chimiquement, la fixation de tanins, acides, sert parfois de mordançage. On ajoutait, comme pour les parfums d’autrefois, du sang, des graisses rances, des fientes et crottes diverses…

Suivant l’origine des pigments…

Les pigments du groupe des quinones (cf. Quinine, quinquina) sont soigneusement cachés dans des plantes vertes, qui colorent cependant en rouge éclatant. C’est la garance (funeste aux soldats de la Grande Guerre), extraite de plantes tinctoriales à anthraquinones (Rubiacées, Polygonacées, Rhamnacées…), européennes ou indiennes. L’orcanette, le noyer, le millepertuis, le henné, sont également des plantes à quinones, riches en anthraquinones. Le carthame des teinturiers est la seule plante à pigment benzoquinonique : ses fleurs donnent une magnifique couleur cerise (ou ponceau) chantée par Pline l’Ancien dans son Histoire Naturelle, puis dans la poésie andalouse du XIe siècle (et plus tard par A.G. Perkin, l’inventeur de la mauvéine !).
On en trouve des traces sur des bandelettes de momies égyptiennes ; jusqu’à récemment, ce rouge servait à teindre le soleil levant du drapeau nippon et les rubans destinés à sceller les documents officiels en Angleterre (d’où l’expression « red tapism », équivalente à notre « rond-de-cuir »).

Les plantes à flavonoïdes assurent le triomphe du jaune, de toutes les nuances de jaune. Le principe tinctorial de la gaude (Reseda luteola L. ; sauvage et devenue rare, sa cueillette est interdite en France), fut étudié et isolé dès le début du XIXe siècle par Eugène Chevreul. La lutéoline se trouve sous forme de flavonoïde libre ou d’hétéroside.

La gaude fut surnommée « herbe des Juifs », car c’est l’une des plantes utilisée, du XIIIe au XVIIIe siècle, par les juifs du Comtat Venaissin (qui était alors un domaine pontifical) pour teindre en jaune les chapeaux qu’ils étaient tenus de porter comme signe distinctif. La gaude fut remplacée par le chêne quercitron (dont les principes actifs sont la quercitine et la flavine, et dont la couleur peut varier du jaune doré au bronze, selon le mordant utilisé), utilisé même au-delà de 1938.

Il existe bien d’autres plantes tinctoriales à flavonoïdes comme les nerpruns (de la famille des {Rhamnus), et notamment les graines d’Avignon, les genêts, les fustets (arbre à perruque ou fustic, de la famille des Cotinus) ; des composées comme les rudbeckia, cosmos, et même le topinambour, et aussi des papilionacées (genêt, ajonc, trèfles, arbre de Judée) ; le wars du Yémen mentionné par Paul d’Egine au VIIe siècle, et le kamala des Indes cité dans des textes sacrés du XVIe siècle, dont les principes actif sont des flémingines (des chalcones), sans oublier les myracées (dont la bruyère commune) et les moracées comme le mûrier blanc…

Mais tous les jaunes ne sont pas des flavonoïdes, et les caroténoïdes (cf. Caroténoïdes) ont la part belle : safran (colorant du manteau de l’empereur de la Perse sassanide et des vêtements de noce des Romains), les jasmins (le hoang-tchi teignait les vêtements protocolaires de l’Empereur de Chine… et les documents impériaux !), le rocouyer. Le curcuma (principes actifs : les curcumines) servait à colorer la peau des jeunes mariés en Inde, et teignait, au moins sur une partie, tout nouveau vêtement afin de protéger le porteur de la fièvre, des ulcères et du mauvais œil. Les Berberidaceaes, comme le mahonia à feuilles de houx, et l’épine-vinette, épineux à baies rouges vifs, qui servit à teindre les tentes de l’Armée turque durant la 1ère Guerre mondiale, contiennent des alcaloïdes, comme la berbérine très répandue dans le règne végétal.

Les teintures « à anthocyanes » (naturellement sous forme d’hétérosides), le plus souvent à base de baies ou de fruits, sont connues en Europe depuis la préhistoire (deux des cinq nuances d’un tissu de lin dans une cité lacustre néolithique sont un bleu probablement dû à des baies de sureau et un mauve-lilas provenant du jus de myrtille). Ce sont généralement des hétérosides, anthocyanidols ou ptérocarpines et néoflavonoïdes. Elles sont malheureusement assez peu stables, sensibles au pH, tournant au lavage au bleu-ardoise ou au gris, ce pourquoi elles étaient peu utilisées par les teinturiers professionnels, bien que mentionnées dans le premier traité des teintures connu (Plictho del Arte de Tentori de Gionaventura Rosetti, Venise, 1548). Les teintures « maison » utilisaient ronces, cassis, coquelicots et rose trémière… De nombreux bois tinctoriaux, exotiques, souvent de la grande famille des Leguminosae, à bois rouges solubles comme le sappan, le bois du brésil, de Pernambouc, du Nicaragua ou à bois rouges insolubles comme le santal, les barwoods et autres arbres africains (Pterocarus), arbre à campèche (ou bois d’Inde) ont très longtemps été utilisés, objets d’un commerce international prospère jusqu’au XXe siècle.

Des techniques et des couleurs…

Les couleurs obtenues dépendent beaucoup des techniques employées. Les Gaulois teignaient la laine en vert avec les baies pas encore mures de cassis, de genièvre et de troène, après mordançage à l’alun ou au cuivre. Outre divers rouges, du cerise au rouge foncé, on obtenait du bleu type indigo, du violet, du gris et surtout du noir. Une infinité de nuances de noir, à dominantes verdâtre, bleuâtre, rougeâtre, étaient commercialisées depuis la Réforme, puis avec l’émergence de la bourgeoisie, tout le « beau monde » du XIXème siècle étant vêtu de noir. La « marée noire » avait gagné le costume féminin : douairières, veuves, gouvernantes, amazones furent vite vêtues de soie noire, teinte avec des décoctions de bois campêche… à l’origine d’une longue guerre entre Espagnols et pirates anglais, comme le capitaine James, avec la création {in fine en 1871 d’une colonie anglaise au cœur de l’empire espagnol, le Honduras britannique.

Avant de revenir en Europe avec la vogue des westerns, le bleu de Gênes et le bleu de Nîmes (devenus blue-jeans et blue denim), c’est-à-dire l’indigo, a fait la richesse de pays entiers grâce à une technologie pluri-millénaire. Mais comment, dès la préhistoire, a-t-on su découvrir cette matière colorante bleu foncé ? Les précurseurs de l’indigo dans les plantes, hétérosides incolores en solution aqueuse, sont le β-hydroxyindole (ou indoxyle), également incolore. Les deux principaux composés extraits des plantes sont l’indican (indoxyle-β-D-glusose), présent dans de nombreux indigotiers ({Indigofera, famille des {Leguminosae, mais également dans quelques {Polygonaceae (renouée des teinturiers), {Apocynaceae, et {Orchiceae) et les isatans A et B, récemment identifiés (respectivement 1H-indol-3-yl 6’-O-(carboacetyl)-β-D- et 1H-indol-3-yl β-D-ribohexulopyranoside) sont présents dans le pastel des teinturiers ou guède. Leur hydrolyse enzymatique par fermentation ou plus récemment chimique (à l’hydrosulfite de sodium) fournit l’indoxyle, dont deux molécules se couplent, réversiblement, en présence d’oxygène, pour conduire à l’indigotine. Le bleu de Saxe ou pigment carmin d’indigo, bleu-vert, est obtenu par action de l’acide sulfurique, et le pourpre de Tyr est du 6,6’-dibromo-indigo.

Probablement « inventée » en Inde (l’indigo est mentionné dans des textes brahmanique et des textes pali, très antérieurs au 1er millénaire avant J.C.), les Egyptiens décrivaient plusieurs nuances de bleu, dont, peut-être, l’indigo dans le Papyrus Ebers (environ 1 550 avant J.C.) et dans les hiéroglyphes de Denderah. On l’a parfois cru d’origine minérale comme le prouve une lettre de concession de 1705 pour les mines d’Halberstadt. La lutte économique pour le pastel et contre l’indigo, qualifié d’aliment du diable, fut ravageuse : il ruinait aussi bien les « pieds-bleus » (artisans teinturiers) de France et d’Allemagne, que les gros négociants et les financiers. Au XVIIIe siècle, l’indigo des Antilles et des colonies anglaises d’Amérique du Nord envahit les marchés et il n’est pas impossible qu’une des causes de la Guerre d’Indépendance américaine, puis de la Révolution de Saint-Domingue, fut le commerce de l’indigo. Les colons anglais, dès la fin du XVIIIe siècle, en développèrent l’industrie en Inde, où il y avait, en 1896, près de 2 millions d’hectares plantés en indigotiers. L’Allemagne, importait en 1897 1 400 tonnes d’indigo naturel et exportait en 1904 près de 9 000 tonnes d’indigo synthétique…

Le pastel vécut le même type de difficultés, malgré un édit de mort protectionniste contre l’indigo des Indes signé par Henri IV en 1609. En Grande-Bretagne -qui fut à l’origine « le pays des hommes peints au pastel, virides Britannos » selon Ovide, tandis que leurs femmes participaient à des cérémonies religieuses, nues et barbouillées de pastel- paysans et teinturiers restèrent fidèles à la guède et au pastel jusqu’en 1930.

Plantes et tanins

L’utilisation des plantes à tanins, qui donnent des teintes allant du beige au brun et du gris au noir, est connue depuis la préhistoire. Les tanins végétaux sont encore très utilisés, surtout comme mordants pour la teinture des fibres végétales, lin, coton, chanvre (cf. Chanvre et Cannabis), mais également en complément de substances colorantes jaunes, orangées, rouges ou violacées, c’est-à-dire des plantes à flavonoïdes, quinones ou anthocyanes, etc. dont ils renforcent la couleur par leur propre pigmentation. Les tanins sont des polyphénols complexes, de haut poids moléculaire.

Ils peuvent être hydrolysables comme ceux des chênes à galle, dont l’extrait sert de base aux encres pyrogalliques connues depuis l’invention de l’écriture sur papyrus et autres supports fibreux. On en trouve dans les châtaigniers, les brigadiers et le thé vert. Dits condensés, ils dérivent de catéchols comme les théaflavines (orangés) ou de procyanidols comme les théarubigines (rouges, de structure encore mal connue) du thé noir (cf. Caféine)

Les lichens sont aussi des pourvoyeurs anciens de colorants, dont les structures chimiques sont proches de celles connues, acides et alcools aromatiques, quinones, etc. Les lichens à orseille fournissent une teinture violacée qui permettait d’économiser les coquillages nécessaires pour le vrai pourpre, et aussi d’en nuancer la couleur, d’en renforcer l’éclat… et même d’alimenter la fraude.

D’autres lichens fournissent, par des procédés tinctoriaux différents, des couleurs rousses et brunes, qui font encore aujourd’hui la réputation des tweeds anglais. Le lichen Parmelia sulcata, entre de nombreux autres (c’est en 1763 que Linné donna, au plus ancien lichen à orseille connu, le nom de Lichen roccella), contient les pigments constitutifs du papier tournesol, notamment des hydroxy- et des amino-orcéines dont la structure n’a été établie qu’en 1960.

Les animaux tinctoriaux, coquillages et insectes, quoique très minoritaires par rapport aux plantes, sont non moins fascinants, mais ceci serait une autre histoire !

Pensée du jour
« Propriétés tinctoriales comme propriétés odorantes ont souvent été associées à propriétés médicinales dans la pharmacopée traditionnelle : les composés chimiques auraient donc une âme évidemment parée de toutes les vertus… »

Sources
www.gutenberg-e.org/lowengard/C_Chap35.html
– D; Cardon, G; du Chatenet, {Guide des teintures naturelles, Delachaux et Niestlé Ed., 1990
– {The Plictho of Gioanventura Rosetti, mit Press, Cambridge, Ma., Londres, 1969
– T. Bergman, {Analyse et Examen Chimique de l’Indigo, Savants étrangers 1780, 9, 148–149.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Garance_des_teinturiers
http://en.wikipedia.org/wiki/Luteolin
http://fr.wikipedia.org/wiki/Indigotine
http://fr.wikipedia.org/wiki/Indigotier
– C. Oberthür, B. Schneider, H. Graf, M. Hamburge, T{he elusive indigo precursors in woad (Isatis tinctoria L.): identification of the major indigo precursor, isatan A, and a structure revision of isatan B, Chem Biodivers. 2004, 174-182.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Thé
– J.-B. Dumas, {Traité de Chimie appliquée aux arts, Paris, 1844, 8, 40-45
– H. Musso,{ Orcein and litmus pigments: constitutional elucidation and constitutional proof by synthesis, Planta Medica 1960, 8, 431-446
http://fr.wikipedia.org/wiki/Papier_de_tournesol

Pour en savoir plus
Parfums, la saga
Parfums, la chimie
Colorants alimentaires
Arômes
Émaux
Laques
Quinine, quinquina
Caroténoïdes
Chanvre et cannabis
Caféine